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Transmission en élevage laitier « Les femmes, des planteuses ou passeuses d'hommes »

Lors de la transmission des exploitations agricoles, la femme est « une passeuse d'hommes » entre deux générations, entre le père qui cède sa ferme et le fils qui la reprend. (©Watier-Visuel)

Dans les élevages laitiers étudiés depuis une vingtaine d’années par Dominique Jacques-Jouvenot, professeure de socio-anthropologie, la question de la transmission de l’exploitation agricole est centrale et intrinsèquement liée aux notions de patrimoine, de famille et de temps long. Invitée à venir s’exprimer sur ce sujet, lors du Symposium sur la famille agricole, par l’association Développement féminin agricole moderne de l'Allier (DFAM03), la chercheuse a illustré son propos et présenté un panorama des fonctionnements familiaux mettant en évidence des schémas reproduits de génération en génération, avec souvent la femme comme pivot.

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L’élevage, notamment de bovins allaitants, est traditionnellement un métier d’homme et le reste sans doute encore. Il repose également sur un modèle basé sur la famille, dans lequel se mélangent les sphères familiales et professionnelles. Le père et mari est aussi, voire avant tout, chef d’exploitation. La mère et conjointe l'est parfois aussi mais a bien souvent un statut professionnel moins ancré dans l’exploitation agricole. Un fils, lui, est repreneur.

Dans ce schéma d’organisation familiale solidement installé et répété de génération en génération, Dominique Jacques-Jouvenot, professeure de socio-anthropologie à l’Université de Franche-Comté, décrit la femme comme « une planteuse ou passeuse d’hommes, indispensable à la transmission des fermes ».

Au service du patrimoine

Dans les situations étudiées par la chercheuse, les familles d’éleveurs s’inscrivent dans des processus qui se répètent, autour d’une priorité : maintenir le patrimoine agricole. Les divers intervenants, quels que soient leur place et leur rôle, sont d’une certaine façon « soumis au patrimoine », qu’il s’agit de faire perdurer, parce qu’il a été hérité des générations précédentes et qu’il est dû à celles qui viennent. Dans ces rapports conjugaux et intergénérationnels, « les acteurs sont d'abord des héritiers, des successeurs, puis des donateurs, de génération en génération » (1).

Michèle Debord, présidente de la DFAM03, (debout) et Dominique Jacques-Jouvenot, professeure de socio-anthropologie à l'Université de Franche-Comté (au milieu).(©DFAM03)

La cession d'une exploitation agricole, lorsque le fils prend réellement et définitivement les manettes, marque une rupture entre les générations, là où la transmission sépare, certes, mais sans rompre. C’est donc dans cette étape de transmission que se joue le choix de l’héritier, ce temps long qui doit permettre à celui qui a été désigné comme successeur de s’imprégner de ses nouvelles fonctions et de s’approprier cette désignation.

 Un père, un fils

L’étude des régularités sociologiques dans la transmission des élevages laitiers tend à démontrer que la fabrication d’un successeur pour maintenir le patrimoine économique s’appuie sur trois variables. Il faut être :

L’injonction de succéder n’est jamais verbalisée aussi clairement, elle est même régulièrement déniée en tant que telle et s’inscrit dans une stratégie familiale inconsciente, mise en place et articulée en lien avec l’âge du départ à la retraite du père, agriculteur. Cette désignation non dite a pour conséquence que le fils choisi est, de fait, présumé compétent. Son cursus scolaire et son parcours de vie se construiront sur cette détermination : il ira en lycée agricole et s’installera, qu’il échoue ou réussisse ses études. La réussite tient plus à la capacité du fils à honorer le choix de ses parents et à tenir tout le temps de sa propre génération pour transmettre à son tour, qu’à des aptitudes scolaires attestées.

Près d’une centaine d’agricultrices ont participé au symposium organisé par association Développement féminin agricole moderne de l'Allier (DFAM03). (©DFAM03)

Succession par défaut

S’il importe d’être un garçon pour être désigné comme héritier, cela signifie que naître fille dans le milieu de l’élevage n’est pas un atout, ce que les chiffres tendent à démontrer. Ainsi, Dominique Jacques-Jouvenot parle de « succession par défaut » et indique que les filles, quand elles héritent, héritent de surfaces moins importantes que les garçons : 38 ha en moyenne contre 52 (1). Par ailleurs, si les installations de femmes en agriculture tendent à augmenter, 39 % concernent encore en 2010 les plus de 50 ans et, de fait, une part importante des cheffes d’exploitation ont plus de 55 ans (2). Ces installations tardives ont pour objectif de faciliter la jonction entre le père, parti à la retraite, et le fils pas encore installé : ces agricultrices ne sont là que momentanément, au service du patrimoine.

Après avoir été "fille de", puis "épouse de", elles deviennent "mères de" et ont la charge de pérenniser ce dernier avec, comme conséquence majeure, la nécessaire adaptabilité de leur vie professionnelle à ce patrimoine : à un moment, elles sont hors de l’exploitation puis à un autre, elles sont dedans, selon les besoins de celui-ci.

 Être mère de l’héritier

Le groupe d'agricultrices de la DFAM03. (©DFAM03)

Le parcours des femmes et leur inscription dans une vie professionnelle propre a également des incidences sur les représentations du métier qu’elles transmettent à leur fils, notamment sur l’image sociale de celui de leur mari, souvent décrit et perçu, de l’extérieur, comme dur, mal considéré, peu rentable. Plusieurs schémas existent.

Mariage et succession

Le choix du successeur fait et assumé par la famille, ainsi que la perpétuation du patrimoine, impliquent que ce fils garantisse également qu’après lui, la continuité sera assurée. Son mariage est d'ailleurs un moment particulier qui interroge également sur la place de la femme au sein de l’exploitation agricole. Pour la belle-mère qui voit arriver la belle-fille, au-delà des rapports d’affinité qui pourront, ou pas, se créer, c’est un passage délicat au cours duquel le successeur négocie et finalement choisit entre sa mère et son épouse. Cette décision est cependant plus aisé à prendre et à faire accepter dans les situations actuelles où les jeunes couples quittent, le plus souvent, la maison familiale d’origine du mari pour s'installer "chez eux".

Les situations de reprise hors cadre familial ne sont pas indemnes de cette question de continuité, du patrimoine en particulier. Au-delà de la rationalité économique évidente de la désignation du successeur, si ce dernier arrive avec une femme, c’est un critère positif supplémentaire car on peut supposer qu’il y aura des enfants et donc de probables successeurs. Dans cette configuration, proche de l’adoption, les cédantes ont un avis, et le donnent, sur la femme du repreneur pressenti car ce modèle familial reste la référence dans le monde agricole, la famille professionnelle se substituant à la biologique.

Les multiples casquettes que porte la femme dans une ferme, comme dans la famille, la positionnent comme un pion central dans le processus de succession et nécessitent de sa part des capacités d’adaptation importantes. Elles suivent les enfants, vont et viennent entre les pères et les fils, et aussi parfois entre les frères. Ces « passeuses d'hommes » doivent s’ajuster aux besoins du patrimoine et leur identité sociale et professionnelle alterne, tout au long de leur vie, entre des choix professionnels propres et la nécessité d’assurer la continuité du patrimoine.

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